Chapitre 7

 

LES RÊVEURS

 

 

Sa chaise en équilibre sur les deux pieds arrière et appuyée contre le mur, derrière lui, Entreri sirotait son vin en observant Jarlaxle et la commandante Ellery. Celle-ci avait tenu à s’entretenir avec le drow en particulier, comme le révélait l’ensemble de son attitude, même si elle voulait donner l’impression que tel n’était pas le cas. Elle n’avait pas revêtu son armure, ni aucun uniforme de l’armée héliotrope. Elle était même très féminine, dans sa robe rose aux fines rayures argentées qui chatoyaient à chacun de ses pas. Une veste molletonnée gris clair complétait sa tenue, dont la coupe ajustée soulignait ses formes féminines. Elle ne portait pas d’arme – du moins pas ostensiblement – et Entreri avait mis plusieurs minutes à la reconnaître lorsqu’il lavait repérée dans la foule. Même sur le champ de bataille, quand elle se présentait en armure, maculée de boue, il la trouvait séduisante. À présent, il ne pouvait détacher son regard de la jeune femme.

La véritable nature de ses sentiments le troublait. Depuis quand se laissait-il distraire par ce genre de préoccupations ?

Il observa ses mouvements tandis qu’elle s’adressait à Jarlaxle, sa façon de se pencher en avant, d’écarquiller ses yeux, qui pétillaient d’intérêt. Un sourire résigné et impuissant apparut sur le visage de l’assassin. Il leva brièvement son verre pour porter un toast secret à son compagnon elfe noir.

— Cette chaise et cette autre sont-elles libres de tout postérieur ? demanda une voix bougonne.

En se tournant de côté, Entreri vit deux nains crasseux qui l’observaient.

— Alors ? renchérit le second en indiquant les sièges vides.

— Vous pouvez prendre toute la table, répondit Entreri.

Il vida son verre d’une rasade et se leva pour s’éloigner le long du mur. Il prit soin de contourner Jarlaxle, de peur d’interrompre sa conversation.

 

* * *

 

— À toi, command… dame Ellery, dit Jarlaxle en brandissant vers elle son verre de vin.

— Je suppose que tu vas affirmer ne pas m’avoir reconnue.

— Tu sous-estimes l’aspect unique de tes yeux, milady, répondit le drow. Même avec un heaume sur ton visage, je ne saurais négliger cette beauté singulière.

Ellery faillit rétorquer, mais eut au contraire un mouvement furtif de recul. Jarlaxle parvint à réprimer un sourire.

— J’ai quelques questions à te poser, dit Ellery, soudain plus empressée en voyant le drow tourner les talons.

Il fit volte-face, tenant un second verre de vin qu’il avait apparemment pris sur le comptoir. Il le tendit à la jeune femme, qui plissa les yeux et scruta les alentours d’un air soupçonneux. Comment cette coupe était-elle apparue à cet endroit ?

Lorsqu’elle accepta le vin, le sourire de Jarlaxle lui indiqua qu’il savait qu’elle viendrait à lui.

— Des questions ? demanda-t-il à Ellery, qui semblait abasourdie.

Elle tenta de demeurer calme, posée, mais ne parvint qu’à laisser couler un filet de boisson au coin de ses lèvres. Elle l’essuya en se maudissant intérieurement.

— Je n’ai jamais rencontré d’elfe noir, mais j’en ai déjà vu deux, de loin, et j’ai entendu parler d’une demi-drow qui est en train de se faire une réputation en Damarie.

— Nous sommes comme ça, en effet, pour le meilleur ou pour le pire.

— On m’a rapporté de nombreuses histoires, bredouilla Ellery.

— Ah bon, et tu es intriguée par la notoriété de ma race sombre ?

Elle l’observa avec attention, le toisa longuement.

— Tu ne me sembles pas si redoutable…

— C’est peut-être mon plus gros avantage.

— Es-tu un guerrier ou un sorcier ?

— Bien sûr, répondit mystérieusement le drow, éludant la question en buvant une gorgée de vin.

La jeune femme parut un instant perplexe.

— On dit que les drows excellent dans les arts martiaux, reprit-elle dès qu’elle se fut ressaisie. Que seuls les meilleurs combattants elfes peuvent se mesurer individuellement aux drows.

— Je pense qu’aucun elfe ayant cherché à démontrer cette théorie n’est resté en vie pour confirmer ou infirmer ces propos.

Ellery esquissa un sourire, et Jarlaxle comprit qu’elle avait saisi son esprit, pourtant souvent un peu trop direct et tenace pour la plupart des autres personnes.

— Est-ce là une affirmation ou de la vantardise ? s’enquit-elle.

— C’est un fait, voilà tout.

La jeune femme afficha un sourire malicieux.

— Je le répète, tu ne me sembles pas très redoutable.

— Est-ce une remarque sincère ou un défi ?

— C’est un fait, voilà tout.

Jarlaxle brandit son verre et Ellery trinqua avec lui.

— Un jour, peut-être, tu tomberas sur moi en Vaasie et tu auras ta réponse, dit Jarlaxle. Mon ami et moi avons rencontré quelque succès lors de nos chasses, dans la région.

— J’ai remarqué vos trophées, répondit-elle en toisant de nouveau le drow.

Jarlaxle éclata de rire, mais il retrouva vite son sérieux sous l’intensité du regard d’Ellery, dont les yeux pétillants étaient rivés dans les siens.

— Des questions ? demanda-t-il.

— Un tas, répondit-elle, mais pas ici. Crois-tu que ton ami s’en sortira, sans toi ?

Tous deux se tournèrent vers la table du fond, où le drow avait laissé Entreri, pour découvrir qu’il avait disparu.

Ils échangèrent un regard, puis Jarlaxle haussa les épaules.

— Des réponses, dit-il.

Ils quittèrent la salle animée des Bottes boueuses et lames sanglantes. Jarlaxle suivit la jeune femme tandis qu’elle arpentait avec aise les couloirs du bâtiment fortifié. Ils empruntèrent un passage latéral et traversèrent la pièce dans laquelle les chasseurs échangeaient les oreilles de monstres contre des primes. En avançant vers la porte du fond, le drow put regarder derrière les bureaux. Il repéra un petit coffre.

Et il en prit bonne note.

L’ouverture donnait sur un autre couloir. À un carrefour, ils tournèrent à droite jusqu’à une autre porte.

Ellery sortit une clé d’une petite bourse qu’elle portait à son ceinturon. Jarlaxle l’observa avec curiosité, tandis que ses sens s’accoutumaient peu à peu à son environnement. La guerrière avait-elle planifié leur rencontre depuis le départ ?

— C’est un long chemin à parcourir pour avoir des réponses à quelques questions, commenta-t-il.

Ellery se contenta de le regarder fixement en souriant.

Elle saisit une torche et l’emporta vers la pièce suivante, en allumant plusieurs autres, le long du mur, en passant.

Le sourire de Jarlaxle s’élargit, et sa curiosité fut attisée lorsqu’il découvrit la fonction de cette salle. Des mannequins étaient disposés le long des murs, et des cibles accrochées sur celui du fond. Des râteliers portaient des répliques en bois de diverses armes.

Ellery s’approcha de l’un d’eux et prit une longue épée en bois. Elle l’examina un instant, puis la lança à Jarlaxle, qui s’en saisit d’une main et l’agita d’un geste souple.

La jeune femme sortit une seconde lame et souleva un bouclier en bois.

— Je n’ai pas droit à un tel écu ? s’enquit le drow.

Avec un ricanement, Ellery lui lança la seconde épée.

— J’ai entendu dire que ta race appréciait les combats à deux lames.

Jarlaxle attrapa l’arme de la tranche de sa première épée de bois, la maintint en équilibre, avant de la faire tournoyer avec adresse.

— Certains, oui, répondit-il. Certains sont adeptes des grandes lames de longueur égale.

D’un geste souple du poignet, il envoya la seconde épée vers le ciel, et l’oublia aussitôt pour porter son attention sur Ellery. Il pointa le bout de sa lame vers le sol, glissant un pied derrière l’autre, prenant une pose détendue.

— Pour ma part, je préfère la variété, ajouta-t-il d’un ton suggestif.

De sa main libre, il rattrapa alors la seconde arme au vol.

Ellery l’observa d’un œil prudent, puis porta le regard vers le râtelier.

— Y en a-t-il une autre que tu préfères ?

— Que je préfère ? Pour quoi faire ?

La femme plissa les yeux et glissa le bouclier sur son bras gauche, puis elle prit une hache de combat en bois.

— Chère dame Ellery, dit Jarlaxle, serais-tu en train de me défier ?

— J’ai entendu tant de récits sur les prouesses de ta race, au combat, répondit-elle. Je veux savoir.

Jarlaxle éclata de rire.

— Ah oui, les réponses…

— Les réponses, répéta-t-elle.

— Tu es bien présomptueuse, dit le drow.

Il fit un pas en arrière et brandit les deux lames pour évaluer leur poids et leur équilibre. Il effectua quelques mouvements circulaires, puis d’avant en arrière. Enfin, il les baissa.

— Quel intérêt ai-je à me battre contre toi ?

Ellery laissa sa hache pendre au bout de son bras.

— Tu n’es pas curieux ?

— Curieux de quoi ? J’ai déjà vu bien trop de guerriers humains, hommes et femmes.

Il fit de nouveau tournoyer les épées en bois, puis s’arrêta et posa sur elle un regard faussement timide.

— Et je ne suis pas impressionné.

— Je peux peut-être te faire changer d’avis.

— J’en doute.

— Redoutes-tu la vérité ?

— La peur n’a rien à voir là-dedans. Tu m’as amené ici pour combler tes attentes, pas les miennes. Si tu me demandes de te révéler une partie de ma personnalité, c’est dans ton intérêt. Tu me montreras ton adresse au combat dans l’intention de satisfaire ta curiosité. Pour moi, il y a…

Ellery se redressa et l’observa, la mine renfrognée.

— Une chance de gagner, dit-elle, au bout d’un instant.

— La victoire ne signifie grand-chose, rétorqua le drow. La fierté est une faiblesse, tu ne le sais donc pas ?

— Jarlaxle n’aime pas vaincre ?

— Jarlaxle aime survivre, répondit le drow sans l’ombre d’une hésitation. La nuance n’est pas si subtile.

— Alors ? demanda Ellery d’un ton où perçait une certaine impatience.

— Quoi ?

— Quel est ton prix ? s’enquit-elle.

— Tu es donc si désireuse de savoir ?

Elle posa sur lui un regard dur.

— Une dame disposant des charmes qui sont les tiens ne devrait pas avoir à poser une telle question, reprit le drow.

Ellery ne broncha pas.

— Seulement si tu gagnes.

Jarlaxle inclina la tête sur le côté et détailla le corps de la jeune femme.

— Quand je gagnerai, tu m’emmèneras dans ta chambre ?

— Tu ne gagneras pas.

— Mais si je gagne ?

— Si tel est ton prix…

Jarlaxle se mit à rire.

— La fierté est une faiblesse, milady, mais la curiosité…

Ellery le fit taire en frappant son bouclier de sa hache.

— Tu parles trop, déclara-t-elle en avançant.

Elle leva sa hache au-dessus de son épaule. Jarlaxle se mit en position défensive. Aussitôt, elle chargea.

Elle fit mine de frapper, mais avança le pied opposé pour brandir son écu, se jetant sur les armes du drow, de gauche à droite. Elle sembla vouloir profiter de cet élan, ce qui aurait été logique, mais elle pivota ensuite avant de se pencher en tendant son bras armé au ras du sol.

S’il s’était attendu à ce mouvement, Jarlaxle aurait facilement pu s’insinuer derrière le bouclier pour frapper Ellery.

Mais il n’avait guère prévu un tel assaut. À l’approche d’Ellery, qui le força à sauter pour éviter la hache, il comprit qu’elle avait parfaitement étudié sa posture. Il l’avait sous-estimée et elle en était consciente.

Jarlaxle retomba au moment où elle intensifiait son offensive, agitant sa hache de façon plus franche. Il tenta de la contrer en brandissant d’abord son épée de droite, puis celle de gauche, mais la jeune femme para aisément la première charge à l’aide de son bouclier et la seconde par un coup de hache.

Jarlaxle attaqua de sa main droite et frappa violemment la tranche de la hache, puis renouvela sa tentative de son autre arme, si bien qu’il faillit déposséder Ellery de la sienne. Il parvint en tout cas à l’éloigner à chaque coup.

Mais Ellery réagit de façon efficace. Se protégeant de son écu, elle fonça en avant, empêchant Jarlaxle de la désarmer.

— Si je gagne, tu seras mienne, réitéra le drow.

Ellery grogna et le repoussa de son bouclier.

— Et que prendra Ellery si elle l’emporte ? reprit Jarlaxle.

Cette question stoppa la jeune femme qui préparait l’offensive suivante. Elle observa le drow, derrière son écu.

— Si je gagne…, fit-elle avant de marquer une pause pour ménager son effet, c’est moi qui te prendrai.

Jarlaxle en demeura bouche bée. Ellery profita de cet instant de distraction pour lancer une nouvelle attaque. Elle fonça vers lui, ses deux armes en avant. Jarlaxle dut faire appel à toute son agilité pour éviter la hache. Il n’y parvint qu’en roulant sur le côté. Il recula d’un bond et roula derechef. Dès qu’il se retrouva debout, il esquiva de nouveau une agression violente d’Ellery.

— Tu triches ! s’exclama-t-il en cédant encore du terrain, désireux de s’éloigner d’elle. Ma chère, tu me prives de toute motivation. Ne devrais-je pas baisser les armes et m’avouer vaincu ?

— Dans ce cas, si je gagne, je te repousserai ! s’exclama-t-elle en chargeant de plus belle.

Jarlaxle haussa les épaules, puis il murmura :

— Alors, tu ne vaincras pas.

Le drow effectua un déplacement vers la gauche, puis aussitôt vers la droite, tandis que son adversaire s’efforçait de conserver l’initiative. Soudain, elle fut prise sous une pluie de coups étourdissante. Jarlaxle sauta même en l’air pour attaquer de ses pieds, avant de retomber souplement à terre, en la déséquilibrant. Elle trébucha et virevolta pour ne pas chuter.

En vain. Elle se retrouva au sol.

Agile, elle roula sur elle-même et se mit sur un genou juste à temps pour intercepter un assaut surprise du drow. Elle esquiva cette charge et contra la première vague offensive. Elle parvint même à se remettre debout.

Jarlaxle intensifia son action, les coups fusant de toutes parts. Elle agita furieusement le bras, brandissant son bouclier, parant de son mieux les attaques incessantes. À plusieurs reprises, elle trouva même une brèche et faillit renverser la situation.

Sans résultat.

Elle joua la défense et montra au drow une série d’ouvertures potentielles, mais pour les refermer dès que Jarlaxle tentait de s’y insinuer. À un moment donné, Ellery résista si vivement que le drow perdit l’équilibre. Son grand chapeau glissa sur ses yeux. Mais pas pour longtemps, car il l’ôta et le jeta de côté. Son crâne chauve était emperlé de sueur.

Il se mit à rire et attaqua de plus belle, jusqu’à éloigner Ellery de lui.

— Tu es jeune, mais tu te bats comme un vétéran drow, commenta Jarlaxle après l’échec d’une nouvelle stratégie.

— Je ne suis plus si jeune…

— Tu n’as pas vu trente hivers ! protesta le drow.

Le sourire d’Ellery la fit paraître encore plus juvénile.

— J’ai passé mon enfance dans l’ombre du Roi-Sorcier, expliqua-t-elle. Le village héliotrope était continuellement en guerre contre les hordes vaasiennes. Tous les enfants savaient manier les lames.

— On t’a bien appris, dit Jarlaxle.

Il se redressa et leva son épée en guise de salut. Refusant de laisser passer une ouverture aussi flagrante, Ellery bondit, agitant furieusement sa hache.

Ce n’est qu’alors qu’elle se rendit compte qu’elle avait mordu à l’hameçon. Elle émit un rire d’impuissance en voyant sa cible tournoyer aisément vers elle. Ce rire se transforma en un cri quand le plat de l’arme en bois de Jarlaxle s’abattit sur son postérieur.

Elle voulut faire volte-face, mais l’elfe noir se montra plus rapide, elle reçut une nouvelle fessée, puis une troisième, avant que le drow cesse et recule.

— Voilà qui devrait me valoir la victoire, déclara-t-il. Si mes lames avaient été vraies, je t’aurais découpée par trois fois.

— Tes coups étaient placés un peu trop hauts.

— C’est parce que je ne souhaitais pas te faire mal aux jambes, répondit-il en arquant les sourcils.

— Tu as des projets, pour mes jambes ?

— Bien sûr.

— Si tu es si impatient, tu devrais me laisser gagner. Je te promets que tu trouverais cela plus agréable.

— Tu as dit que tu me repousserais.

— J’ai changé d’avis.

À ces mots, Jarlaxle se redressa et baissa ses armes qui glissèrent sur ses pieds. D’un geste leste de la jambe, il reprit les épées en main, puis effectua un ample balayage pour heurter de ses lames la hache d’Ellery. Jarlaxle bondit juste derrière les bras tendus de la jeune femme qui trébuchait. Il la rattrapa par-derrière et l’enlaça d’un bras, son épée posée sur sa gorge.

— Je préfère mener la danse, murmura-t-il à son oreille.

Le drow la sentit frémir sous la chaleur de son souffle. Il avait une vue plongeante sur ses seins qui se soulevaient au rythme de sa respiration haletante, après l’effort.

Ellery s’écroula. Sa hache tomba à terre. Elle défit les sangles de son bouclier et le jeta à son tour. Jarlaxle prit une profonde inspiration pour humer son parfum. Elle se retourna et l’agrippa pour s’emparer de ses lèvres, visiblement disposée à ne le laisser mener la danse que jusqu’à un certain point.

Jarlaxle n’allait pas s’en plaindre.

 

* * *

 

Entreri ignorait s’il était raisonnable de se promener aussi librement dans les couloirs de la Porte de Vaasie, mais aucun garde ne semblait vouloir lui barrer la route. Il errait sans destination précise, simplement désireux de se défouler. En dépit de sa fatigue, aucun lit ne l’attirait, car aucun ne lui apportait le repos, depuis quelque temps.

Alors il marcha, tandis que les minutes s’égrenaient. Quand il parvint à une niche latérale, à laquelle menait une longue échelle, il se laissa guider par sa curiosité et grimpa. Il découvrit d’autres corridors, des pièces vides, des cages d’escalier… Il poursuivit son parcours dans les salles sombres de la forteresse massive. Une échelle le conduisit vers un petit palier. Une porte branlante orientée vers l’est, sous laquelle filtrait un rai de lumière, attisa sa curiosité. Entreri l’ouvrit.

Aussitôt, l’assassin sentit le vent balayer son visage tandis qu’il observait les premières lueurs de l’aube sur la plaine vaasienne. Elles enveloppaient les vallées et les sommets des Galènes, projetant des reflets scintillants sur les cimes enneigées.

Le soleil éblouit les yeux fatigués d’Entreri dès qu’il sortit pour longer le parapet de la Porte de Vaasie. Il s’arrêta souvent pour contempler le spectacle, sans se préoccuper du temps qui passait. La paroi était large de sept mètres au moins, voire de plus du double, en certains endroits. Depuis sa position, Entreri pouvait admirer l’étendue de cette imposante construction. Plusieurs tours jalonnaient la muraille qui se déployait sous les yeux de l’assassin, vers l’est. Il remarqua quelques sentinelles, assises ou debout, appuyées contre la pierre. Comme rien ne le dissuadait de rester, Entreri traversa l’esplanade et longea le sommet de la grande fortification, à une quinzaine de mètres au-dessus des terres sauvages qui s’étendaient vers le nord. Son regard, rarement attiré par le sud, se porta dans cette direction, où la vallée courait entre les Galènes majestueuses. Il distingua les tentes de la Fugue, y compris la sienne. Jarlaxle y était-il retourné ? Ellery lui avait sans doute proposé un cadre plus confortable…

Les pensées d’Entreri ne s’attardèrent pas plus sur ce couple incongru que sur les terres du sud. Seul le nord capta toute son attention. La Vaasie s’étendait sous ses yeux comme un cadavre écrasé en état de décomposition. L’assassin partit dans cette direction d’un pas tranquille, s’approchant de la rambarde, qui lui arrivait à la taille, pour mieux admirer la vue de la Vaasie aux premières lueurs de l’aube.

Il y avait une certaine beauté primaire et froide dans ces pierres émiettées, dans les squelettes noueux des arbres morts et les marais ondulants aux tons doux. Le pays était ravagé par la guerre, déchiré par la marche des armées, brûlé par les flammes des sorts des sorciers et des souffles des dragons, et seule l’âme de la Vaasie avait survécu. Endurant toutes les épreuves, toutes les explosions, les pas des bottes, il était resté le même.

Si nombre de ses habitants avaient péri, la Vaasie demeurait.

Entreri croisa une sentinelle a moitié endormie, assise dos au mur. L’homme l’observa avec une vague curiosité, puis lui adressa un signe de tête. L’assassin passa son chemin.

Un peu plus loin, Entreri s’arrêta et fit volte-face pour regarder vers le nord, les mains posées sur le muret. Il considéra la Vaasie avec un mélange d’affection et de remords, comme s’il contemplait un reflet dans un miroir.

— Ils te croient morte, murmura-t-il, parce qu’ils ne voient pas la vie qui grouille sous tes marais, tes pierres, et dans chaque grotte, chaque crevasse, chaque tronc creux. Ils pensent te connaître, mais ce n’est pas le cas.

— Tu parles à la terre ? demanda une voix familière.

Entreri fut interrompu dans sa rêverie par l’arrivée de Jarlaxle.

— Tu imagines qu’elle t’entend ? reprit-il.

Entreri observa un instant son ami : son pas sautillant, son front emperlé de sueur, sous son grand chapeau, son air serein et tranquille, sous cette façade agitée si caractéristique… Il y avait quelque chose d’étrange. D’autant plus que son bandeau se trouvait sur l’autre œil, à la taverne.

Entreri n’avait aucun mal à deviner par ou Jarlaxle était passé avant de le rejoindre au sommet de la muraille. L’assassin se rendit enfin compte que plusieurs heures s’étaient écoulées depuis qu’il avait laissé son ami aux Bottes boueuses et lames sanglantes.

— Je crois que certains feraient mieux de moins m’entendre, répondit-il en se tournant de nouveau vers le paysage vaasien, en contrebas.

Jarlaxle se mit à rire et s’approcha de lui pour se pencher sur le mur, présentant le dos au nord.

— Surtout, que mon arrivée ne perturbe pas ta conversation, dit le drow.

Entreri ne lui répondit pas. Il ne lui jeta pas même un coup d’œil.

— Tu es gêné ?

Cette question lui valut un regard de biais.

— Tu n’as pas dormi, déclara Jarlaxle.

— Mon sommeil ne te concerne en rien.

— Ton sommeil ? répéta Jarlaxle d’un ton chargé de sarcasme. C’est ainsi que tu nommes tes heures d’agitation, chaque nuit ?

— Mon sommeil ne te concerne en rien, répéta Entreri.

— Tes insomnies, si, corrigea le drow. Si tes réflexes sont moins bons…

— Tu veux une démonstration ?

Jarlaxle bâilla, ce qui lui valut un regard furibond. Le drow lui répondit d’un sourire. Entreri se tourna de nouveau vers les plaines boueuses de la Vaasie. Jarlaxle en fit autant et contempla cette scène surnaturelle. La brume matinale tournoyait par endroits, pour se dissiper ailleurs, tel un géant au réveil.

La Vaasie ressemblait bien à un vestige du temps où les races douées de raison n’habitaient pas encore le monde. Un vestige d’une époque où aucune créature ne sillonnait les terres, comme si le reste de l’univers avait évolué en laissant la Vaasie à la traîne.

— Un pays perdu, commenta Jarlaxle en posant les yeux sur son ami.

L’assassin soutint ce regard. Le drow constata avec étonnement qu’Entreri avait compris à quoi il faisait allusion.

— Qu’est-ce que tu vois, quand tu observes tout ça ? s’enquit Jarlaxle. Un potentiel gâché ? Des terres arides qui devraient être fertiles ? La mort là où il devrait y avoir la vie ?

— La réalité, répondit Artémis Entreri d’un ton détaché.

Il se retourna et foudroya le drow du regard, avant de poursuivre son chemin.

 

* * *

 

Jarlaxle perçut l’hésitation dans la voix d’Entreri, il le sentit déstabilisé. Et il connaissait l’origine de ce trouble, car il avait joué un rôle majeur dans le fait que la flûte d’Idalia se retrouve dans la main d’Artémis Entreri.

Il s’attarda un moment contre la muraille, le temps de s’imprégner de la scène qui se déployait sous ses yeux. Il se rappela la nuit qui venait de s’écouler et pensa à son ami toujours maussade.

Que pouvait faire l’elfe noir pour dominer la première, revivre la deuxième et changer le troisième ?

Il fallait toujours qu’il réfléchisse, qu’il se pose mille questions.

La promesse du Roi-Sorcier
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